L’intelligence artificielle va-t-elle bouleverser le domaine stratégique et militaire?

Améliorer l’interface homme-machine, trouver le renseignement qui sera utile au bon moment, détecter les signaux faibles dans un océan de données, réaliser plus vite et de façon plus précise des tâches répétitives, aider à la décision, accroître la protection de systèmes d’armes, optimiser les opérations de maintenance, faciliter le combat coopératif, rendre plus réaliste la préparation opérationnelle via la simulation, mettre au point de nouveaux équipements, comme les essaims de drone ou des robots armés autonomes… Telle est la liste, non exhaustive, des applications possibles de l’intelligence artificielle aux opérations militaires.

Dans les colonnes du dernier hors-série de DSI, le général Charles Beaudouin, sous-chef plan « programmes » à l’état-major de l’armée de Terre [EMAT], explique que l’intelligence artificielle est un « outil essentiel pour répondre aux défis imposés aux armées ».

« Les instabilités géopolitiques de notre monde, combinées à la libre disposition des technologies hier réservées aux puissances de premier rang, ont rendu notre environnement plus dangereux et nécessitent de nous assurer des moyens nous permettant de garantir notre supériorité technologique, opérationnelle, informationnelle, décisionnelle. Cette transformation de la menace, conjuguée à nos propres limites [vitalité démographique, compétitivité économique] et impératifs [référentiel politique, droit et éthique], nous impose de saisir les opportunités capacitaires offertes par l’IA et à tirer tout le parti de son potentiel en tant que multiplicateur d’efficacité opérationelle », car, faute de quoi, le « risque n’est rien moins que le déclassement », explique en effet le général Beaudouin.

D’où les programmes lancés par le ministère des Armées [MMT, Artemis, etc] ainsi que les investissements qu’il prévoit de faire dans les années à venir. Il s’agit de ne pas se laisser distancer dans ce domaine par d’autres puissances, comme les États-Unis [qui ont 592 projets militaires intégrant de l’intelligence artificielle], le Royaume-Uni [projet Nelson pour la Royal Navy, par exemple], la Russie et la Chine.

Cela étant, l’intelligence artificielle appliquée aux affaires militaires doit relever plusieurs défis techniques. Et non des moindres. Le premier porte sur la « vulnérabilité de l’alimentation en données ». Données sans lesquelles un algorithme ne peut pas fonctionner.

Par exemple, en 2016, Microsoft lança, sur Twitter, le chatbot Tay, censé personnifier une jeune Américaine de 19 ans. L’expérience fut arrêtée au bout de 16 heures, le logiciel s’étant mis à tenir des propos racistes et sexistes…

« Dans la mesure où il est particulièrement difficile de recueillir des ensembles de données qui soient suffisamment volumineux et représentatifs des situations du monde réel, l’IA reproduit les
distorsions présentes dans ses données d’entraînement », explique ainsi Matej Tonin, dans un rapport intitulé « Intelligence artificielle : impact sur les forces armées de l’Otan« .

Ainsi, pour le moment, un système intégrant l’IA est le plus souvent incapable de s’adapter à un nouveau contexte ou encore de comprendre des contenus informels à partir de sources formelles.

En outre, un système militaire utilisant l’intelligence artificielle doit être d’une fiabilité absolue, ce qui suppose qu’il aura à traiter une grande quantité de données pertinentes et non compromises [par une attaque cyber, par exemple]. Ce qui suppose de grandes capacités de calculs. Mais pas seulement. Dans son livre « L’intelligence artificielle n’existe pas« , Luc Julia, le co-créateur de l’assistant personnel intelligent « SIRI » [Apple], souligne que de tels systèmes sont très gourmants en énergie. Ainsi, l’ordinateur « DeepMind consomme plus de 440.000 watts par heure juste pour jouer au go, alors que notre cerveau fonctionne avec seulement 20 watts par heure et peut effectuer bien d’autres tâches. »

Et Luc Julia d’insister : « À l’avenir, au lieu de continuer dans la voie du big data, il faudrait se tourner vers le small data, qui consommerait beaucoup moins d’énergie ». Seulement, pour le moment, aucune solution n’est en vue pour y arriver et cela supposerait de modifier les algorithmes et de changer de méthode. Pour lui, les « méthodes basées sur le big data marchent très bien [aujourd’hui] car elles permettrent d’avoir des résultats impressionnants, mais cette solution de facilité va bientôt montrer ses limites. »

Quoi qu’il en soit, et au-delà de ces aspects techniques, la question est de déterminer le véritable l’impact portentiel qu’aura l’IA au niveau stratégique. Cette technologie amorcera-t-elle ou non une nouvelle révolution dans les affaires militaires? Selon le rapport de Matej Tonin, il a deux « écoles ».

Ainsi, rapporte ce dernier, il y a ceux qui estiment que, effectivement, l’IA va révolutionner le domaine stratégique et militaire, parce que les capacités militaires y ayant recours « pourraient commencer à surclasser les capacités traditionnelles du secteur de la défense », ce qui ferait que l’équilibre serait susceptible de pencher « résolument du côté des États possédant une avance dans les systèmes ».

En outre, les mêmes pensent qu’avec le recours à l’IA dans le milieu militaire, les « populations pourraient progressivement être moins exposées aux conséquences d’un conflit », ce qui « pourrait aussi abaisser le seuil de déclenchement de la guerre ». Un autre argument est que la prolifération de systèmes reposant sur l’intelligence artificielle risquerait d’entraîner une course aux armements à base d’IA généralisée.

Enfin, et comme l’affirme un analyste cité par M. Tonin, « pour la première fois depuis le début de la révolution cognitive il y a des dizaines de milliers d’années, la stratégie humaine peut être produite par une intelligence non biologique qui n’est ni personnifiée, ni enracinée culturellement. » Aussi, un tel changement serait « profond que l’invention de l’arme nucléaire. »

Mais d’autres ne sont pas sur cette ligne, dans la mesure où ils estiment que, en l’état actuel des choses, le recours à l’IA pour des systèmes militaires ne serait simplement qu’une « poursuite des progrès accomplis à l’ère de l’information, à savoir une optimisation des données et de la puissance de traitement en vue d’acquérir de l’avance dans un domaine. » En clair, l’intelligence artificielle ne servirait qu’à faire « des choses que les êtres humains n’ont pas le temps ni la capacité de faire, ou très mal. »

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Luc Julia préfére parler d' »intelligence augmentée » et non d' »intelligence artificielle ».

Ainsi, explique-t-il, un « programme d’IA sophistiqué peut prendre une décision après avoir analysé des données, mais son choix sera fonction de la base de données sur laquelle nous aurons choisi de fonder le système. Le choix de cette appellation nous permet vraiment de comprendre qu’il s’agit de renforcer notre propre intelligence et nos propres capacités dans des domaines spécifiques. […] La machine ne décide pas, c’est l’être humain qui prend les décisions, grâce à son intelligence amplifiée par la technologie. Elle devient alors une aide pour toutes nos activités humaines. »

Photo : ONERA

Conformément à l'article 38 de la Loi 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée, vous disposez d'un droit d'accès, de modification, de rectification et de suppression des données vous concernant. [Voir les règles de confidentialité]