Pour un ancien patron de la DGSE, coopérer avec les services syriens contre l’EI ne peut pas donner de résultats

Il y a deux ans, la campagne pour l’Élysée battait son plein. Et certains candidats estimèrent qu’il fallait renouer les liens avec le régime syrien afin de combattre les organisations jihadistes telle que l’État islamique [EI ou Daesh] ou l’ex-Front al-Nosra.

Ainsi, Marine Le Pen proposait alors d' »ouvrir un dialogue avec l’ensemble des Etats qui combattent le fondamentalisme islamiste, à commencer par les gouvernements russe et syrien, engagés tous deux dans la lutte contre l’État islamique. » Et, lors d’un déplacement au Liban, elle avait estimé que Bachar el-Assad représentait une solution bien plus rassurante pour la France que l’État islamique. »

Autre candidat à l’Élysée, Jean Lassalle joignit la parole aux actes en se rendant à Damas pour y rencontrer M. Assad. Il ne fit pas le voyage tout seul puisqu’il était accompagné par les députés Thierry Mariani et Nicolas Dhuicq, soutiens affichés de François Fillon à l’époque [non réélus en juin 2017, ils ont quitté LR depuis]. Deux ans plus tôt, Jean-Luc Mélenchon, de La France insoumise [LFI], avait jugé « nécessaire » de renouer avec le président syrien.

Fin connaisseur du monde arabo-musulman pour avoir été ambassadeur de France en Jordanie, en Algérie, Irak et en Afghanistan, Bernard Bajolet, a été le directeur général de la sécurité extérieure [DGSE] entre 2013 et 2017. Ce qui fait qu’il a été aux premières loges quand l’EI a pris son essor au Levant… Et lors d’une audition devant la commission sénatoriales des Affaires étrangères et des Forces armées, le 4 mars, il est longuement revenu sur les relations franco-syriennes, en particulier sous le prisme du renseignement.

Interrogé pour savoir s’il fallait rouvrir l’ambassade de France en Syrie, M. Bajolet a donné son sentiment personnel. « Je ne le crois pas. […] On ne peut fermer les yeux sur la réalité du régime d’el-Assad », a-t-il répondu.

« La France, comme d’autres grands pays démocratiques, ne répugne pas à traiter avec des dictateurs, elle l’a déjà fait, si c’est dans son intérêt. Mais il s’agit là d’un régime qui est accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité avérés. […] La realpolitik a ses limites, il y a une balance à opérer entre nos valeurs et nos intérêts. Dans ce cas, je pense qu’elle penche en faveur de nos valeurs », a ensuite développé M. Bajolet. Et de rappeler que le régime syrien a « tout de même trahi trois présidents français! »

En revanche, au niveau du renseignement, M. Bajolet a expliqué que les « services secrets peuvent avec tous types de régimes, si cela reste secret », car il « faut tout de même avoir des canaux de communication. » Or, a-t-il dit, cela « n’a pas été possible en Syrie. »

« Nous avons eu, fin 2013, des contacts, mais des agents des services extérieurs et intérieurs français, censés participer à une réunion au Liban, s’étaient retrouvés en quelque sorte ‘piégés’ dans le bureau du chef de la sécurité intérieure de Bachar el-Assad, qui conditionnait la coopération avec les services syriens à la réouverture de l’ambassade. Ce contact avait ensuite été rendu public par Bachar! On ne pouvait donc pas maintenir des relations dans ces conditions-là », a raconté l’ex-patron de la DGSE.

Cela étant, à en croire M. Bajolet, de tels contacts n’auraient très vraisemblablement pas été concluants. « La coopération avec les services de renseignement syriens n’a d’ailleurs, de mon expérience, jamais rien donné, car ce qui les intéresse, c’est de suivre leur opposition intérieure et non la lutte anti-terroriste », a-t-il dit aux sénateurs.

Et de rappeler que, en mars et en juin 2011, « Bachar el-Assad a fait libérer des centaines de djihadistes dont certains sont devenus des cadres d’Al-Qaïda et de Daesh. » En outre, a continué M. Bajolet, « nos partenaires européens qui ont gardé des liens avec le régime, notamment par le biais des services de renseignement syriens, n’ont pas de résultats en matière de coopération dans la lutte anti-terroriste. »

Alors que faire? Pour M. Bajolet, la France ne manque pas d’atouts. « Nous avons soutenu un certain nombre de groupes d’opposition. En particulier les Kurdes, pas pour des raisons idéologiques mais parce qu’il s’agit des partenaires les plus fiables dans la lutte contre Daesh que nous n’aurions pas pu vaincre sans eux », a-t-il dit, avant d’affirmer que « les Russes et les Iraniens, contrairement à ce qu’ils prétendaient, ne s’intéressaient pas du tout à la lutte anti-terroriste », leur but étant de « soutenir le régime ».

« C’est grâce aux Kurdes, aux Forces démocratiques syriennes aussi, que Daesh a été chassé du nord de la Syrie. Nous les avons beaucoup aidés, la France était à Kobané bien avant les Américains », a encore insisté l’ex-DGSE.

Aussi, la situation des Kurdes syriens pose des « des questions presque existentielles […] pour notre politique étrangère », a estimé M. Bajolet. « Allons-nous, après le retrait américain, continuer à protéger les Kurdes? Allons-nous les abandonner? En avons-nous les moyens militaires, diplomatiques, et comment justifier l’effort de défense sinon? », a-t-il demandé. Finalement, a-t-il résumé, la « question est de savoir si la France est une grande puissance ou non. »

Par ailleurs, s’agissant du sort des jihadistes français capturés en Syrie, M. Bajolet a estimé que l’on ne peut pas imaginer de les remettre au gouvernement syrien, « non seulement parce que n’avons pas de relations avec lui, mais aussi parce qu’il risque de les relâcher très vite, comme il a relâché des centaines de terroristes en 2011. »

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