Yémen : Des équipements militaires américains tombés entre de mauvaises mains

Avec des tribus aux alliances forgées au gré des circonstances, il est compliqué de savoir à qui on a affaire au Yémen. Le cas de la bataille de Taëz en est un exemple. Tombée, en 2015, sous le contrôle des miliciens Houthis, proches de l’Iran, cette ville a été ravagée par les offensives lancées par les forces loyalistes, soutenues par la coalition dirigée par l’Arabie Saoudite.

La composition de ces « forces loyalistes » est un patchwork : aux côtés de la 35e brigade blindée de l’armée régulière restée fidèle au président Abdrabbo Mansour Hadi, pas moins de 35 milices et groupes armés différents y ont combattu les Houthis. Y compris les mouvements sécessionnistes et marxistes… et les organisations jihadistes telles qu’al-Qaïda dans la péninsule arabique [AQPA] et la branche yéménite de l’État islamique.

« La branche locale d’AQPA a beau tenter de se faire discrète, éviter les drapeaux, les tenues trop reconnaissables, et se présenter de préférence sous l’appellation d’Ansar Al-Charia, cela ne trompe personne, même si une partie des combattants sont des fusils à louer », a ainsi souligné le reporter Philippe Rémy, dans les colonnes du quotidien Le Monde, en août 2017.

D’autres groupes, appartenant au milieu salafiste « quiétiste » [qui, en temps ordinaire, s’oppose aux salafistes jihadistes, ndlr], ont également pris part à la bataille de Taëz. Tel est le cas de la brigade « Abou Abbas », du nom de son chef, Abou al-Abbas [alias « Adil Abduh Fari Uthman al-Dhubhani »].

Ce dernier a su jouer habilement pour se concilier les faveurs des Émirats arabes unis et de l’Arabie Saoudite. Et sa « katiba » a même été officiellement intégrée à la 35e brigade blindée, mais ses 2.000 à 3.000 combattants n’obéissent qu’à Abu Abbas.

Pour les Émirats, chez lesquels il a bourse ouverte, Abou al-Abbas est un « partenaire clé » de la lutte antiterroriste menée par les États-Unis. Or, en octobre 2017, ces derniers ont pourtant pris des sanctions à son encontre, l’accusant d’avoir financé AQPA et l’EI. Ce que l’intéressé a toujours nié.

Cela étant, plusieurs enquêtes menées par des médias américain – la plus récente l’a été par CNN – ont soulevé un problème de taille. En effet, il s’avère que la milice « Abou Abbas » dispose de véhicules MRAP [Mine Resistant Ambush-Protected] du constructeur américain Oshkosh. Un « cadeau » des partenaires émiratis, alors que le Yémen fait l’objet d’un embargo sur les armes…

Mais ce cas n’est pas isolé. Ainsi, CNN évoque le cas de la milice salafiste Alwiyat al Amalqa [la « brigade des géants »]. Cette formation dispose d’une demi-douzaine de véhicules MRAP du constructeur américain Navistar. Et il se trouve également que ces blindés avaient d’abord été livrés aux Émirats arabes unis. Et ce qui vaut pour les véhicules vaut aussi pour les armes légères ou encore les missiles antichar Tow.

D’après le Washington Post, la coalition arabe, et en particulier les Émirats arabes unis, ont payé certaines tribus pour les éloigner d’AQPA. Ce qui a donné lieu à des transferts d’équipements militaires, en particulier d’origine américaine. Or, la loyauté de ces tribus va dans le sens du vent…

En outre, ces groupes armés ayant bénéficié de telles largesses de la part de la coalition arabe n’hésitent pas eux même à revendre les armes et les équipements reçus sur les marchés. Et comme ils vont au au combat, certains de ces matériels sont tombés aux mains d’AQAP et des miliciens Houthis.

« En septembre 2017, une chaîne de télévision gérée par les Houthis a diffusé des images de Mohammed Ali al-Houthi, leur chef rebelle, assis fièrement au volant d’un MRAP d’origine américaine capturé à Sanaa, alors que la foule scandait ‘Mort à l’Amérique’ en arrière-plan », rappelle CNN, qui évoque aussi le cas d’un autre véhicule capturé ayant fait partie d’une commande de 2,5 milliards de dollars passée par les Émirats arabes unis en 2014.

Or, étant donné la proximité des Houthis avec Téhéran, les équipements militaires d’origine américaine saisis seraient systématiquement étudiés par la « Force de sécurité préventive », une unité qui supervise le le transfert de technologie militaire à destination et en provenance de l’Iran. Ce qui permet ainsi aux Iraniens de faire de la « rétro-ingénierie » et de déterminer les points faibles de ces matériels.

« Les services de renseignement iraniens évaluent de très près la technologie militaire américaine », a confié une source à CNN.

Quoi qu’il en soit, les pratiques saoudiennes et émiraties sont normalement proscrites étant donné que les acquéreurs d’équipements militaires américains doivent demander à Washington l’autorisation de les céder à une tierce partie. Par exemple, Israël n’a récemment pas pu revendre des avions de combat F-16 à la Croatie, faute d’avoir obtenu un tel feu vert.

En attendant, le chef du commandement militaire américain pour l’Asie centrale et le Moyen-Orient, le général Votel, a fait part de son inquiétude au sujet de ces transferts d’armes non autorisés. « Nous devons nous pencher plus attentivement sur les allégations dans ce cas particulier pour découvrir ce qui s’est passé », a-t-il dit lors d’une audition au Sénat, le 5 février.

« Nous prenons les allégations de mauvais usage d’équipement de défense d’origine américaine très au sérieux, et lancerons des enquêtes promptement une fois reçues des preuves crédibles », a ensuite assuré Johnny Michael, un porte-parole du Pentagone.

Cependant, c’est à la diplomatie américaine de mener les investigations. « Nous attendons de tous les destinataires d’équipement de défense de fabrication américaine […] qu’ils ne retransfèrent pas de l’équipement sans une autorisation préalable du gouvernement américain », a rappelé un porte-parole, après avoir indiqué que le département d’État cherchait à avoir des « informations complémentaires ».

Quoi qu’il en soit, ces éléments ne vont pas redorer le blason de l’Arabie Saoudite auprès du Congrès américain, lequel s’est montré très critique à l’endroit de Riyad à cause de l’affaire Khashoggi [du nom du journaliste saoudien assassiné en Turquie, ndlr] et de son rôle au Yémen.

Photo :  Oshkosh M-ATV

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