Pour le général Lecointre, « La France se doit d’assumer son leadership opérationnel en Europe »

Lors de la Conférence des ambassadeurs, la semaine passée, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, ne s’est guère montré optimiste quant à l’évolution des affaires du monde. « Nous vivons dans une période de tension et de conflictualité » avec une « rupture » sur le plan de la sécurité, « se manifestant par la multiplication des crises aux portes de l’Europe » et une autre dans celui de l’économie, « liée aux déséquilibres commerciaux que risquent d’aggraver les tentations de guerre économique », a-t-il dit [.pdf].

Et, a continué M. Le Drian, « à ces crises sur la scène internationale, s’ajoute une crise de la scène internationale », laquelle « pose autant de défis portés à l’idée même de diplomatie. »

Lors de son audition par la commission de la Défense, à l’Assemblée nationale, en juillet [le compte-rendu vient d’être rendu public, ndlr], le chef d’état-major des armées [CEMA], le général François Lecointre, a dressé un constat tout aussi noir.

« La conflictualité est principalement alimentée aujourd’hui par les dynamiques de puissance, étatiques ou non. Les volontés politiques s’affranchissent de plus en plus de leurs obligations internationales et du cadre multilatéral communément accepté », a constaté le CEMA. Et cela s’accompagne d’une « accélération sensible », ces derniers mois, du « rythme des démonstrations de puissance », a-t-il ajouté.

« Cette hausse de la conflictualité s’inscrit dans un monde en état de crise permanent lié aux enjeux énergétiques et environnementaux, d’une part, et à l’explosion démographique, d’autre part », a ensuite expliqué le général Lecointre, en déplorant que les « comportements de certains États », lesquels ont la tentation de « se livrer à des politiques de ‘coups’ qui leur permettent simplement d’affirmer de façon décomplexée leur capacité à mettre en œuvre la force. »

Autre constat fait par le CEMA : la conflictualité s’affranchit des frontières physiques pour « s’élargir aux champs immatériels » comme le cyberspace. « C’est l’ère de la transgression alors que les frictions sont transposées dans une multitude de champs nouveaux ou jusqu’à présent à l’écart de l’affrontement et de la guerre », a-t-il noté. Dans le même temps, a-t-il souligné, « le principe même des espaces partagés est contesté, tandis que des espaces qui devraient être des espaces de liberté sont l’objet de revendications et d’affrontements. » Enfin, a-t-il encore prévenu, « nous faisons face à la fin d’une forme d’immunité sécuritaire sur notre continent et sur notre sol du fait de la généralisation des comportements hybrides. »

Le problème est que cette évolution de la situation est évaluée différemment, voire de façon contradictoire, selon que l’on se trouve à Vilnius ou à Rome, alors que l’Europe est « exposée à l’ensemble des risques » exposés par le CEMA, c’est à dire aux menaces dites de la force, au terrorisme, aux migrations ou encore aux trafics.

« Cette divergence tient d’abord à la proximité géographique des pays concernés vis-à-vis de certaines menaces. Ainsi, les pays de l’Est sont obnubilés par le voisin russe. De même, les pays du Sud sont préoccupés par la situation en Méditerranée et en Afrique. Ensuite, cette divergence s’explique par la fragilité démocratique de certains pays, qui peinent à développer une vision qui leur soit propre. Lorsqu’elle existe, leur vision est souvent parasitée, par ailleurs, par les questions de politique intérieure », a analysé le général Lecointre.

Aussi, la France a-t-elle un rôle de premier plan à jouer sur la scène européenne. « Parce que notre positionnement est singulier, parce que notre vocation est singulière et parce que nous sommes regardés de manière singulière, nous devons user de notre positionnement pour permettre l’émergence d’une vision partagée », a plaidé le général Lecointre.

D’où la raison d’être de l’Initiative européenne d’intervention (IEI), qui, lancée par le président Macron en septembre 2017, a pour objet de favoriser l’émergence d’une culture stratégique européenne et d’accroître la capacité des Européens à agir ensemble. Pour le moment, seulement 8 pays ont rejoint la France, dont l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, les Pays-Bas, le Portugal et le Royaume Uni.

« Cette volonté politique est déclinée au niveau des armées qui tentent de jouer un rôle d’entraînement de leurs partenaires en cherchant à trouver un équilibre délicat en termes d’engagements opérationnels. D’un côté, les dépendances croisées ne nous permettent plus de choisir, et encore moins de choisir seul, nos combats », a commenté le CEMA.

« La France est exposée à la logique du ‘on ne peut pas ne pas’ intervenir, agir ou réagir. Nous avons de moins en moins le choix de nos engagements. De l’autre côté, la France doit veiller à ne pas se trouver seule en première ligne de la défense d’intérêts communs, au motif qu’elle détiendrait des capacités et une expérience que certains de nos partenaires n’ont pas », a fait valoir le général Lecointre.

Pour le CEMA, il est essentiel que, avec la Loi de programmation militaire 2019-2025, les forces françaises puissent conserver leur « excellence opérationnelle », qui font de la France un « acteur à part en Europe, à même d’entraîner » ses « partenaires », tout en « modulant » leurs engagements.

La France « se doit d’assumer son leadership opérationnel en Europe et de faire en sorte d’obtenir en retour la reconnaissance par nos partenaires et les instances collectives d’une forme de ‘redevabilité’, a plaidé le général Lecointre, qui a toutefois admis que, à cet égard, « nous ne parvenons pas toujours à l’obtenir [cette ‘revevabilité’, ndlr] au niveau souhaité. »

Sur ce point, il faut composer avec les réalités propres à chaque pays européens, dont certains s’en remettent aux États-Unis et à l’Otan pour leur défense. Si, par exemple, l’Estonie n’a pas hésité à envoyer un détachement au Mali au titre de l’opération Barkhane alors que la France a participé (et participera en 2019) au bataillon multinational de l’Otan déployé sur le territoire estonien et à la mission « Enhanced Air Policing », d’autres partenaires sont plus frileux, comme l’Allemagne.

« Les armées françaises et allemandes n’ont objectivement ni les mêmes capacités opérationnelles, ni le même esprit de combat. Cela s’explique par différentes raisons ; certaines tiennent pour partie aux procédures constitutionnelles d’engagement des forces, d’autres ont trait aux règles qui régissent la vie de nos armées », a expliqué le général Lecointre. « Mais il serait contre-productif de chercher à forcer la main des Allemands en demandant d’eux des engagements dont ils ne sont aujourd’hui pas capables pour des raisons politiques », a-t-il continué.

« L’option retenue aujourd’hui me paraît donc meilleure que de chercher à ‘tordre le bras’ aux Allemands. Ne faisons pas de mauvaises manières à nos partenaires, entraînons-les avec nous, et espérons qu’ils évoluent peu à peu, au fur et à mesure des engagements conjoints », a estimé le CEMA. Et ce dernier de conclure : « D’ailleurs, la contingence des circonstances peut pousser nos partenaires à s’engager davantage, par nécessité : même si on refuse par principe les missions de combat, on peut dans certaines circonstances ne pas avoir le choix. »

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