Et si l’Allemagne ne pouvait plus compter que sur le seul « parapluie nucléaire » français?

Ancien professeur à l’Université de la Bundeswehr, politologue et spécialiste des relations internationales, Christian Hacke ne passe pas pour un excentrique. Pourtant, l’on ne peut qu’être surpris par la teneur de la tribune qu’il a publiée dans l’hebdomadaire Welt am Sonntag, le 29 juillet dernier.

Estimant que l’Otan est fragilisée par les fréquentes rodomontades du président Trump, lequel a pu donner le sentiment de remettre en cause le principe de défense collective qui en est le ciment, M. Hacke est arrivé à la conclusion que « pour la première fois depuis 1949, la République fédérale d’Allemagne n’est plus sous le parapluie nucléaire américain ».

Aussi, a continué le politologue, « la défense nationale sur la base d’une dissuasion nucléaire doit être prioritaire compte tenu des nouvelles incertitudes transatlantiques et des confrontations potentielles ». Est-ce que l’Allemagne aurait besoin de la bombe nucléaire? « Oui », croit-il.

Seulement, et M. Hake ne peut l’ignorer, il est illusoire de voir Berlin se lancer dans un projet de cette nature. D’une part parce que l’opinion publique allemande, qui rechigne déjà à porter les dépenses militaires à 1,5% du PIB, y serait fortement opposée. D’autre part, l’Allemagne a ratifié le Traité de non prolifération (TNP), signé en 1968. Cet engagement a en outre été confirmé par l’accord dit « Deux plus Quatre » (Allemagne de l’Ouest et de l’Est d’un côté, Union soviétique, États-Unis, France et Royaume-Uni de l’autre) signé en 1990 afin de permettre la réunification.

Aussi, l’idée du professeur Hake a été séchement écartée par Wolfgang Ischinger, ancien diplomate et actuellement président de la conférence de Munich sur la sécurité. « Si l’ Allemagne devait renoncer à son statut de puissance non nucléaire, qui empêcherait la Turquie ou la Pologne, par exemple, d’en faire autant », a-t-il répondu dans une tribune publiée par le quotidien Die Welt. « L’Allemagne en tant que fossoyeur du régime international de non-prolifération? Qui peut vouloir ça? », a-t-il insisté.

En revanche, certains ont suggéré, rappelle Politico, que l’Allemagne pourrait « envisager de contribuer à l’arsenal nucléaire français dans le cadre d’une stratégie européenne de dissuasion étendue, sous la bannière d’une ‘Union européenne de défense' ».

Juridiquement, selon une étude [.pdf] publiée récemment par le Bundestag [chambre basse du Parlement allemand, ndlr], rien ne s’oppose à ce que Berlin puisse financer l’arsenal nucléaire d’un autre pays. Toutefois, y est-il estime, il n’y aurait pas un grand avantage à aller dans cette direction dans la mesure où l’adhésion de l’Allemagne à l’Otan et à l’UE la place de facto sous la protection nucléaire de la France, voire du Royaume-Uni.

« Il est crucial pour l’Allemagne et l’Europe d’avoir un débat stratégique », a commenté Ulrike Franke, analyste au Conseil européen des relations étrangères. Et, a-t-elle aussi affirmé, il « Il existe de facto un parapluie nucléaire, même s’il n’y a pas de disposition spéciale à cet égard ». Et l’occurrence, ce parapluie est français…

« Le concept d’intérêts a été principalement abordé dans la doctrine française à partir des intérêts vitaux, en lien étroit avec la dissuasion nucléaire. Ces intérêts vitaux ne sont jamais définis avec précision, car il est de la responsabilité ultime et unique du chef de l’État d’apprécier en toute circonstance leur éventuelle mise en cause et de décider, au cas par cas, de la nature de la réponse qu’il convient d’y apporter. L’intégrité de notre territoire et la sauvegarde de notre population en constituent le cœur. Quels que soient les moyens employés par l’adversaire étatique, nous devons préserver la capacité de notre nation à vivre. De plus, la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale, parce que la France ne conçoit pas sa stratégie de défense de manière isolée, même dans le domaine nucléaire », avance la Revue stratégique française, publiée en octobre 2017.

En outre, lit-on encore dans ce texte, la dissuasion nucléaire « contribue, par son existence, à la sécurité de l’Alliance atlantique et à celle de l’Europe. »

Cela étant, en septembre 1995, Alain Juppé, alors Premier ministre, avait plaidé en faveur de l’intégration, dans la doctrine nucléaire française, de la notion de « dissuasion concertée » afin de « garantir la sécurité de l’Allemagne. » À l’époque, le maire de Bordeaux ne s’était pas engagé en faveur du désarmement nucléaire mondial, comme il le fit en 2010… Et son idée fit long feu auprès des dirigeants allemands.

En 2006, lors d’un discours prononcé à l’Île-Longue, le président Chirac remit cette idée sur le tapis. « En 1995, la France avait émis l’idée ambitieuse d’une dissuasion concertée afin d’initier une réflexion européenne sur le sujet. Ma conviction demeure que nous devrons, le moment venu, nous poser, ensemble, la question d’une défense commune, qui tiendrait compte des forces de dissuasion existantes, dans la perspective d’une Europe forte, responsable de sa sécurité », avait-il déclaré. Mais là encore, les choses restèrent en l’état.

Sauf que la situation a depuis changé. Du moins la perception que les dirigeants allemands ont de l’attitude américaine actuelle à l’égard de leur pays. En mai dernier, la chancelière allemande, Angela Merkel, avait tenu des propos sans ambiguité à l’égard de Washington. « Le temps où l’on pouvait compter tout simplement sur les États-Unis pour nous protéger est révolu. […] L’Europe doit prendre son destin elle-même en main, c’est notre défi pour l’avenir », avait-elle dit. D’où le débat lancé par Christian Hacke.

En tout cas, que la dissuasion française puisse bénéficier de financements venus d’Allemagne poserait de gros problèmes, notamment au niveau du contrôle des armes, de la chaîne de commandement et de décision, des choix technologiques, etc. Le général de Gaulle, en son temps, avait refusé toute ingérence alors que la France développait sa force de frappe. Au grand dam du chancelier Adenauer, qui doutait, déjà, de la détermination des États-Unis à venir au secours de son pays en cas de guerre avec l’URSS.

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