Bombardement de Bouaké : Trois anciens ministres français inquiétés

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Le 6 novembre 2004, une base de l’opération Licorne était bombardée, à Bouaké, par deux avions d’attaque Su-25 « Frogfoot », fournis aux forces loyalistes ivoiriennes par un intermédiaire français, en l’occurrence un ancien gendarme de l’Élysée (du temps de François Mitterrand). Bilan : 9 militaires français et un humanitaire américain tués ainsi qu’une trentaine de blessés.

Le président ivoirien, Laurent Gbagbo, venait alors de lancer l’opération « Dignité » afin de reprendre une partie du terrain perdu face une rébellion active depuis 2002 et originaire du nord de la Côte d’Ivoire. Personne, à l’époque, ne fit mine de l’en empêcher, pas même les Nations unies, qui disposaient pourtant de troupes dans le pays.

Suite au bombardement du camp français, qui était manifestement délibéré, des heurts éclatèrent à Abidjan contre la communauté des expatriés français. Dans le même temps, le président Chirac ordonna de détruire l’aviation ivoirienne. Ce qui fut fait.

Mais, plus de 10 ans après, les raisons de cette attaque, menée par des mercenaires biélorusses (Barys Smahine et Youri Souchkine) aux commandes des Su-25 et au deux aviateurs ivoiriens, demeurent inconnues. En tout cas, l’enquête ouverte après le bombardement de Bouaké est toujours en cours.

Et Sabine Kheris, la juge d’instruction qui, en 2012, a hérité de ce dossier, vient de demander le renvoir devant la Cour de Justice de la République de trois anciens ministres en fonction au moment des faits, à savoir Dominique de Villepin (Intérieur), Michel Barnier (Affaires étrangères) et Michèle Alliot-Marie (Défense), si l’on en croit des documents publiés par Médiapart et évoqués par le Monde et le Canard Enchaîné.

Ces trois anciens ministres risqueraient ainsi, en vertu de l’article 434-6 du Code pénal, trois ans de prison et 45.000 euros d’amende pour avoir « fourni à la personne auteur ou complice d’un crime ou d’un acte de terrorisme puni d’au moins dix ans d’emprisonnement un logement, un lieu de retraite, des subsides, des moyens d’existence ou tout autre moyen de la soustraire aux recherches. »

Pour comprendre les motivations de cette demande, il faut revenir sur les événements qui eurent lieu juste après le bombardement de Bouaké. À Abidjan, 15 techniciens aéronautiques russes, biélorusses et ukrainiens furent arrêtés par les forces françaises, déténus pendant 4 jours puis finalement relâchés et remis au consul de Russie sur ordre de Paris. « Je n’avais pas du tout envie de relâcher ces personnes. On m’a répondu : tu exécutes ! », témoignera plus tard le général Henri Poncet, le commandant de l’opération Licorne à l’époque.

Quelques jours plus tard, 8 ressortissants biélorusses, dont l’un des deux pilotes impliqués dans le bombardement de Bouaké, sont arrêtés à la frontière togolaise, alors qu’ils cherchaient à se faire passer pour des « mécaniciens agricoles ». Là, Lomé avertit Paris…

Mais, à la surprise générale, Paris ne bouge pas. Le ministre togolais de l’Intérieur, François Boko, assure avoir fait le nécessaire pour demander aux autorités française la conduite qu’il fallait tenir. « Nous avons sollicité aussi le SCTIP [Service de coopération technique internationale de police, ndlr] et un autre canal au ministère de l’Intérieur. (…) Devant l’attitude de la France, qui m’a beaucoup étonné, j’ai été amené à prendre des arrêtés d’expulsion », dira-t-il.

C’est justement cette attitude qui a fait tiquer la juge d’instruction. « Il est apparu tout au long du dossier que tout avait été orchestré afin qu’il ne soit pas possible d’arrêter, d’interroger ou de juger les auteurs biélorusses du bombardement », fait ainsi valoir Sabine Kheris dans son rapport.

Selon elle, il est même permis « de penser à l’existence d’une concertation à un haut niveau de l’État et non au fait que des services subalternes ou ‘techniques’ aient géré la situation ». Toutefois, admet-elle, il « n’existe pas d’éléments permettant de mettre en cause les hautes autorités de l’État dans l’assassinat des militaires français et américains du camp Descartes. »

Dans cette affaire, les ministres concernés se sont refilés la « patate chaude », M. de Villepin ayant prétendu ne rien savoir du dossier et Mme Alliot-Marie s’étant défaussé sur ses conseillers qui, eux, ont mis en cause les services de la place Beauvau tout en prétextant l’absence d’une « base légale » pour interroger les mercenaires biélorusses au Togo.

Pour Mme Kheris, tout cela ne tient pas la route. « Mme Alliot-Marie est docteur en droit et titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat » et « M. Villepin est avocat, licencié en droit et énarque », souligne-t-elle dans son ordonnance de renvoi. Et il aurait été tout à fait « possible de dénoncer les faits en urgence au procureur de la République ou de l’aviser de la présence de ces pilotes au Togo. Un magistrat instructeur aurait été saisi en urgence et aurait délivré des mandats d’arrêt internationaux qui auraient permis d’appréhender en toute légalité ces pilotes », explique-t-elle.

« Personne ne veut savoir qui est le donneur d’ordre dans cette affaire et quelle est la filière qui a mis en place les mercenaires », estimait, en novembre 2014, sur les ondes de France Inter, le général Poncet, selon qui, à Paris, « tout n’était pas clair », entre les « partisans et adversaires » de Laurent Gbagbo.

Quoi qu’il en soit, cette demande de renvoi des trois ministres permettra, sans doute, d’en savoir plus sur cette ténébreuse affaire. À noter que les deux aviateurs ivoiriens impliqués dans le bombardement de Bouaké – le colonel Patrice Oueï et le capitaine Ange Gnanduillet – furent ensuite promus mais jamais entendus sur leur rôle dans le raid.

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