Les plages du débarquement vues par Pierre Clostermann, le soir du 6 juin

clostermann-20140606En ce 70e anniversaire du Jour J, le témoignage de Pierre Clostermann, figure des Forces aériennes françaises libres (FAFL), avec 33 victoires homologuées, qui nous a quittés en mars 2006, manque. Ceux qui ont lu le récit de ses années de guerre (le « Grand Cirque »), ou du moins la plupart, ne se lassaient pas des explications et des anecdotes qu’il livrait à chaque commémoration d’une telle importance. En tout cas, pour y mettre une note toute personnelle, tel est mon cas.

Aussi, le mieux est de se replonger dans les pages du Grand Cirque et de relire le passage concernant ce 6 juin 1944. Pour remettre le récit dans son contexte, Pierre Clostermann participa, en tant qu’officier d’ordonnance, aux réunions d’état-major qui précédèrent le Débarquement. Aussi, il ne put prendre part aux missions du Squadron 602 avant le déclenchement de l’opération Overlord. « Tous ceux qui connaissaient ne serait-ce qu’une bribe d’information sur le Jour J devaient s’abstenir de toute opération militaire qui pouvait aboutir à leur capture. Les Britanniques ne se faisaient aucune illusion sur la capacité de résistance d’un homme », expliquera-t-il plus tard.

Mais voici son récit de cette journée historique :

« Tout le monde est sur les dents. La 602 fait une sortie à 3h55, une autre à 9 heures, une à 12 heures, une à 17h30 et finalement une à 20h35. Je participe aux deux dernières.

Il est difficile de donner une impression d’ensemble du débarquement tel que nous l’avons vu à vol d’oiseau.

La Manche est encombrée par un inextricable fouillis de navires de guerre, de bateaux de commerce de tout tonnages, de pétroliers, de transporteurs de tanks, de dragueurs de mines, tous traînant le petit ballon de barrage, argenté au bout d’une ficelle.

Nous croisons une demi-douzaine de remorqueurs peinant, fumant et souffant, qui traînent une espèce d’énorme tour en béton juchée sur un coffre grand comme un dock flottant – c’est un élément de port préfabriqué, appelé ‘Mulberry’.

Le temps n’est pas fameux. La Manche est hachée de vagues courtes et nerveuses qui semblent éprouver les petits bâtiments. Les nuages bas nous obligent à descendre au-dessous de l’altitude Z prévue, et à sortir des couloirs de sécurité. C’est ainsi que nous croisons d’un peu trop près un croiseur de dix mille tonnes de la classe ‘Southampton’, escorté de quatre grosses vedettes lance-torpilles. Le croiseur amorce immédiatement un zigzag éperdu, et signale à la lampe des tas de choses violentes que personne ne comprend. Personnellement je n’ai jamais pu assimiler le morse, et encore moins le morse visuel. Pour éviter des ennuis avec sa DCA, nous lui tournons le dos à toute vitesse…

Nous longeons la péninsule du Contentin. Il y a des incendies tout le long de la côte; un torpilleur entouré de petites embarcations coule près d’une île.

Notre zone de patrouille est comprise entre Montebourg et Carentan, et a pour nom de code Utah Beach. Nous couvrons les 101e et 82e divisions aéroportées américaines tandis que la 4e division qui vient de débarquer marche sur Sainte-Mère-l’-Eglise. On ne voit pas grand chose. Des maisons isolées flambent. Quelques jeeps sur les routes. Du côté allemand, pratiquement rien.

Deux croiseurs bombardent des batteries côtières près du fort de l’Ilette.

Il y a des chasseurs américains plein le ciel, par paires. Ils se promènent un peu au hasard, nous foncent dessus, viennent nous renifler avec suspicion de très près. Quand ils paraissent trop agressifs, nous montrons les dents, et nous faisons face en dégageant. Un Mustang sortant d’un nuage en arrive même à tirer une rafale sur Graham. Le Mustang a de la chance, car Graham dont l’oeil est aussi bon que le caractère est mauvais ouvre le feu sur lui et le manque.

L’absence de réaction de la part de la Luftwaffe est bien étonnante. Aux derniers renseignements d’Intelligence, ils ont en France 385 bombardiers à long rayon d’action, 50 avions d’assaut, 750 chasseurs, 450 chasseurs bimoteurs de nuit, des avions de reconnaissance – au total 1750 avions de première ligne (*). Ces effectifs seront certainement renforcés sous peu si les terrains ne sont pas trop bombardés.

Ma deuxième patrouille est une patrouille de nuit sur Omaha Beach. C’est un cauchemar. La nuit est sombre, avec des nuages bas. Dans l’ombre circulent sans se voir des centaines d’avions aveuglés par les incendies qui font rage, de Vierville à Isigny. La bataille semble féroce dans ce secteur. Sur les plages, la mer déchâinée balaie les débris calcinés de péniches de débarquement, illuminés par les départs des batteries implantées sur le sable.

Tous les pilotes se concentrent sur leur PSV (**) et cherchent surtout à éviter les collisions. Une cinquantaine de Junkers 88 – première apparition en force de la Luftwaffe – en profitent pour bombarder en piqué, un peu au hasard, les concentrations d’hommes et de matériel qui se pressent dans l’étroite bande de terrain du ‘beach head’. J’entends par la radio trois pilotes de la 611 qui poursuivent 6 de ces JU-88, et je reconnais la voix de Marquis criant :

– I got one of the bastards (***)

En effet, là-bas, à gauche, une boule de feu tombe des nuages.

Le retour à Ford, dans cette nuit d’encre, avec le brouillard qui commence à se lever, est sportif. Quatre groupes de Spitfire arrivent ensemble dans le circuit. Ce ne sont que feux de position verts et rouges qui circulent dans tous les sens, jurons dans la radio, grande panique. Presque tous les avions sont à court d’essence et accablent d’invectives le pauvre contrôleur de piste pour obtenir une ‘landing priority’.

Comme Jacques (ndlr Remlinger) et moi, nous avons soigneusement économisé notre essence en prévision de l’atterrissage, nous quittons les abords par trop encombrés et dangereux de l’aérodrome  et nous montons à 3.000 mètres, au-dessus de la foule. Nous nous posons tranquillement les derniers ».

(*) Pilotage sans visibilité

(**) – J’ai descendu un des salopard!

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