Attentat de Karachi : Une affaire d’Etat?

8 mai 2002, 7h45. Un bus transportant des techniciens employés par la Direction des Constructions Navales (DCN, devenue depuis DCNS) est la cible d’un attentat-suicide près de l’hôtel Sheraton à Karachi. L’explosion de la Toyota Corolla de 1976, acquise peu avant l’attaque, fait 14 morts, dont 11 ingénieurs français et 14 blessés. Les victimes participaient alors à la construction du second des trois sous-marins de type Agosta 90-B vendus en septembre 1994 au Pakistan dans le cadre d’un marché de plus de 5,5 milliards de francs (850 millions d’euros).

Très vite, les soupçons se sont portés sur al-Qaïda et sa nébuleuse de mouvements terroristes. Au lendemain de l’attaque, le chef d’état-major des armées de l’époque, le général Jean-Pierre Kelche, estime que « l’Occident et les nations qui sont engagées dans la coalition » en Afghanistan sont visés par les terroristes se réclamant d’Oussama ben Laden.

Dans les jours qui suivent, 300 personnes appartenant au milieu des radicaux islamistes sont interpellées par la police pakistanaise. Finalement, le 14 décembre 2002, trois hommes appartenant au Harkat ul Mujhaideen al-Alami, un groupe actif au Cachemire, sont arrêtés à Karachi. Parmi eux figure Asif Zaheer, dont les déclarations sont sans équivoques.

Selon le procureur en charge du dossier, Habib Ahmed, Asif Zaheer « a reconnu pendant ses interrogatoires qu’il avait même lui-même placé les explosifs dans la voiture qui a servi à l’attentat » et a précisé qu’il « devait être à l’origine le kamikaze ». Toujours d’après Asif Zaheer, ce n’était pas les ingénieurs français qui étaient visés mais des Américains.

En juillet 2002, deux hommes sont arrêtés dans le cadre de l’enquête portant sur l’attentat contre le consulat américain de Karachi : Mohamed Imran Bhai et Mohamed Hanif. Ces derniers appartiennent également au Harkat al-Mujhaideen. « Nous étions au courant. Nous avons refusé de participer à l’opération, mais quelqu’un d’autre s’en est chargé » indique alors Mohamed Imran au sujet de l’attentat contre les employés de la DCN.

Finalement, trois personnes seront jugées pour cette affaire, dont une par contumace. En effet, en juin 2003, Asif Zaheer et Mohammed Rizwan, sont reconnus coupables de l’organisation de l’attentat du 8 mai 2002 et sont condamnés à mort par pendaison, tout comme un troisième suspect, Mohammed Sohail, toujours en fuite au moment de la sentence. « Je suis satisfait du verdict. Il y avait des preuves accablantes contre les deux hommes et le juge a pris la bonne décision » commente alors le procureur, Maula Bakhsh Bhatti.

Mais l’affaire connaît un nouveau rebondissement en mai 2009. Les « preuves accablantes » contre Asif Zaheer et Mohammed Rizwan ne le sont plus : les deux hommes sont acquittés mais restent néanmoins en prison pour avoir fomenté d’autres attentats. « Après avoir étudié les éléments matériels disponibles, nous considérons que l’accusation n’a pas pu apporter de preuves qui ne laisseraient subsister aucun doute raisonnable à l’encontre des requérants » a justifié le tribunal chargé d’examiner la demande en appel des condamnés.

Entre-temps, en janvier 2007, le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière émet un mandat d’arrêt international contre Abdul Saham, présenté comme étant le « commanditaire présumé » de l’attentat contre les employés de DCNS. Le suspect, de nationalité pakistanaise, passe pour être le n°4 d’al-Qaïda. Cela étant, le magistrat français, saisi d’une information judiciaire pour « assassinats, complicité d’assassinats, tentative d’assassinat et complicité de tentatives, le tout en relation avec une entreprise terroriste », évoque un « contexte difficile » et des « obstructions multiples » au Pakistan au sujet de l’enquête.

Seulement, un fait nouveau va remettre en cause la direction des investigations. En octobre 2008, le Parquet de Paris remet un document, le rapport « Nautilus », au juge Marc Trevidic, en charge du dossier de l’attentat de Karachi. Cette note avait été saisie quelques mois plus tôt lors d’une perquisition de la police dans le bureau d’un dirigeant de DCNS, dans le cadre d’un enquête sur des faits présumés de corruption sur fond de vente d’armes.

Le rapport, dont l’origine n’a pas pu  être formellement établie à l’époque, évoque, selon Le Point, l’attentat de Karachi en ces termes : « Après de nombreux contacts, tant en Europe qu’au Pakistan, nous parvenons à la conclusion que l’attentat de Karachi a été réalisé grâce à des complicités au sein de l’armée (ndlr: pakistanaise) ». « Les personnalités militaires ayant instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené à bien l’action poursuivaient un but financier » indique encore le document, qui évoque une histoire de « commissions non honorées » au sujet de la vente des trois sous-marins Agosta.

Plusieurs personnalités qui auraient dû toucher certaines sommes sont citées, parmi lesquelles l’actuel président pakistanais et veuf de Benazir Buttho, Asif Ali Zardari, l’ancien chef d’état-major de la marine, Mansurul Haq. Ce dernier, toujours selon le document, « se servait de ce type de contrat d’armement pour dégager des crédits afin de financer les guérillas islamistes », aidées dans l’ombre par l’Inter-Services Intelligence (ISI), le puissant service de renseignement pakistanais, afin de destabiliser le Cachemire, territoire disputé avec l’Inde.

Par ailleurs, et toujours selon Le Point, aussi bien la DST que la DGSE auraient toujours eu des doutes quant aux responsables de l’attentat du 8 mai 2002. Les analyses des explosifs ont révélé la présence de TNT, d’origine militaire, et non d’engrais chimiques utilisés par les activistes islamistes pour confectionner leurs bombes. De plus, et à ce jour, l’attaque de Karachi n’a jamais été revendiquée… Ce que les groupes liés à al-Qaïda ne manquent jamais de faire.

Alors pour comprendre la genèse de cette affaire, il faut donc remonter en septembre 1994, époque où le contrat portant sur la vente des trois sous-marins Agosta au Pakistan a été scellée. La France va entrer en campagne électorale pour désigner le successeur du président François Mitterrand. Alors Premier ministre, Edouard Balladur songe à entrer dans la course et concurrencer ainsi son « ami de trente ans », Jacques Chirac.

Pour remporter le marché, et selon le rapport « Nautilus », des commissions à différents intermédiaires pakistanais auraient donc été promises. Et qui dit commission, dit aussi rétro-commissions. Ces dernières auraient pu servir au financement d’un mouvement politique… Or, une fois élu à l’Elysée, Jacques Chirac a interdit le versement des sommes convenus afin « d’assécher les réseaux de financement occultes » au service de l’ancien Premier ministre, candidat malheureux en 1995.

L’attentat de Karachi n’aurait donc pas été motivé par des considérations idéologiques mais pour punir la France du non versement des commissions au Pakistan. C’est en tous les cas ce qu’a déclaré Maître Olivier Morice, l’avocat de sept familles des victimes. « La piste al-Qaïda est totalement abandonnée. Le mobile de l’attentat apparaît lié à un arrêt des versements de commissions » a-t-il ainsi déclaré à l’issue d’une entrevue avec les juges antiterroristes Marc Trévidic et Yves Jannier.

« On nous cache des choses » a-t-il par ailleurs affirmé au quotidien Ouest-France. « Lors de la signature du contrat d’armement entre la France et le Pakistan, des commissions, voire des rétro-commissions, avaient été envisagées. La France n’a pas honoré sa parole » a répété Me Morice. « A l’époque, il y avait des financements qui profitaient à des hommes politiques qui faisaient campagne lors de la présidentielle de 1995 » accuse-t-il.

« Je pense que l’Etat français a une idée de ce qui s’est passé » a renchérit, sur l’antenne d’Europe1, Magali Drouet, dont le père a perdu la vie lors de l’attentat de Karachi. « Il y a certains responsables politiques cités au dossier. Nous allons tout faire à partir d’aujourd’hui pour les mettre en cause. Peut-être Jacques Chirac et un peut-être un président en exercice » a-t-elle indiqué, faisant ainsi implicitement référence à Nicolas Sarkozy, ministre de 1993 à 1995 et soutien du candidat Balladur.

Quant à ce dernier, il a affirmé avoir « entendu parler de cette histoire depuis des années » tout en reconnaissant des accords « passés avec le gouvernement pakistanais ». « A ma connaissance, tout cela était parfaitement régulieré » a estimé Edouard Balladur. « Si quelqu’un a un témoignage, une preuve à apporter, qu’il saisisse la justice, c’est tout » a-t-il lancé sur France3.

Le président de la République, Nicolas Sarkozy, a réagi de la même manière que l’ancien Premier ministre. « Qui peut croire à une fable pareille? » s’est-il demandé lors d’une conférence de presse donnée ce jour à Bruxelle. « Dans un monde où tout se sait, où la notion de secret d’Etat n’existe plus, quatorze ans après, est-ce que vous êtes au courant de rétrocommissions qui n’auraient pas été versées à des Pakistanais dans le cadre de la campagne de Balladur » s’est exclamé le chef de l’Etat. « Et puis si vous avez des éléments, donnez-les à la justice et demandez à la justice qu’ils enquêtent » a-t-il déclaré.

A voir : www.verite-attentat-karachi.org/

Photo : Sous-marin Agosta

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